Monday, June 06, 2005

ENTREVISTA DE BRUNO LATOUR

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JP - Pour commencer, je voudrais vous proposer un test pour voir comment vos concepts fonctionnent: la question de l'Amazonie, qui tient si à coeur aux brésiliens, et qui est vraiment un mélange de nature, de politique, de science, cet imbroglio, ce noeud, comment pouvez-vous l'addresser par votre écologie politique?

BL - Est-ce que l'Amazonie d'abord est à tout le monde ou est-ce qu'elle est aux brésiliens? Les brésiliens considèrent qu'elle est à eux, mais en même temps c'est évident qu'elle s'étend beacoup plus largement, à la fois par la façon dont elle est étudiée par toutes les disciplines scientifiques et puis par l'énorme écho qu'elle a, à travers les ONGs, donc en un certain sens elle est déjà sur la place publique, elle n'appartient plus aux brésiliens.
La question c'est savoir qu'elles sont maintenant les ressources que l'on peut amener pour la rendre publique. Autrement dit, l'Amazonie est déjà sur la place publique, malgré la taille de l'Amazonie, et la question devient le Parlement qui tient en quelque sorte l'Amazonie. Ce Parlement il doit évidemment avoir des brésiliens dedans, probablement à une place très importante; les militaires brésiliens, c'est un problème très important de stratégie, mais il y a aussi les scientifiques, les scientifiques brésiliens et les scientifiques étrangers, j'ai un peu étudié ça autrefois. Et donc le partage des tâches n'est plus probablement national, ça c'est clair, mais il faut trouver une autre définition de la souveraineté, et la souveraineté définie par la politique au sens des humains est certainement differente de la souveraineté définie au sens des non-humains et des humains mêlés, ce qui est évidemment le cas de l'Amazonie.
Donc la difficulté est: qu'est-ce que c'est que cette nouvelle souveraineté. Cette souveraineté n'est pas la nature, comme le croient souvent les écologistes, on défend l'Amazonie parce que c'est naturel, alors qu'évidemment elle n'est pas naturelle, elle est le milieu de vie extraordinairement complexe de millions de gens, d'espèces qui ont des interêts complètement contradictoires. La question est, est-ce que ces interêts complètement contradictoires peuvent être manifestés ou representés à nouveau?
Et donc il faut éviter à la fois l'idée nationale, c'est-à-dire “ça appartient au Brésil parce que c'est la carte du Brésil” -- on a le même problème en France, n'est-ce pas, avec l'Europe qui aussi considère que la "nature" appartient plutôt à l'Europe et aux européens qu'aux français, ce qui choque beaucoup les français aussi, les français sont très furieux que l'Europe vienne leur donner des leçons, mais ça c'est la situation normale, le droit d'ingérence "humanitaire" est un droit d'ingérence écologique puisque le nouvel espace naturel, mais qui n'est plus que naturel, appartient en quelque sorte à tout le monde.
Il y a les problèmes politiques, il y a évidemment ce qui est très compliqué, la représentation de l'Amazonie par les scientifiques eux-mêmes, ils sont en quelque sorte des représentants des vers de terre, de la forêt, des espèces, etc, les antropologues, etc, et personne n'est d'accord. Donc il faut éviter à la fois le nationalisme, l'écologie fondamentale qui dit, “l'Amazonie c'est évidemment la nature avant tout, et donc les brésiliens doivent être en dehors de cette affaire parce que c'est la nature que nous protégeons”, et aussi la répresentation par les scientifiques qui sont, eux-mêmes, pas en accord les uns avec les autres. Ni la discipline qui doit étudier "les Amazonies", parce qu'il ya multiples Amazonies, ni évidemment la projection en quelque sorte mondiale de l'Amazonie.
Mais c'est un problème très difficile de représenter ces espaces politiques parce qu'ils ne ressemblent pas aux espaces politiques traditionels du tout. On ne va pas réunir un Parlement qui serait le Parlement de l'Amazonie. Mais en même temps la partie du Parlement de Brasilia qui représente l'Amazonie n'est pas non plus adaptée, parce qu'il y a beaucoup d'autres stakeholders et beaucoup d'autres parties prenantes dans cette affaire. Donc -- je ne suis pas du tout spécialista de l'Amazonie, j'ai été une seule fois à Manaus -- c'est un sujet très intéressant parce qu'on voit que ça dépasse complètement le cadre habituel de la politique et que ce n'est pas en basculant du côté de la nature qu'on va résoudre la question, ce n'est pas la nature contra la politique. C'est trouver l'assemblée, l'assemblage, qui est un hibride forcément, correspondant à ces nouveaux êtres qui sont des êtres, des imbroglios, des êtres de mélange, qui ne peuvent plus se résumer ni à la science, ni à la politique, ni à la nature.

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O filósofo alemão Peter Sloterdijk

JP - Qu'elle est votre critique du concept de démocratie? Maintenant on voit les États Unis, le président Bush, utiliser le concept de démocratie pratiquement comme une arme. Il faut renverser des régimes pour imposer la démocratie. Il y a même l'idée de votre collègue allemand Peter Sloterdijk. C'est quoi son idée?

BL - Peter Sloterdijk proposait un parlement gonfable, c'est à dire que les troupes américaines soient suivies par un avion et que du haut d'un avion descende un parachute qui développerait en quelque sorte un parlement automatique à l'intérieur duquel les iraquéens n'auraient plus qu'à renter en oubliant toutes les conditions "écologiques", au sens de la complexité, de faire vivre ensemble des habitudes de pensée tout à fait différentes. Donc si la démocratie c'est cette espèce d'automatisme, en plus de projection de la puissance américaine, évidemment ça lui donne très mauvais nom. Mais ce n'est pas du tout le sens auquel je le prends.
Même le mot démocratie c'est un mot que je n'utiliserai pas forcément. C'est la mise en politique, la mise en politique des êtres qui on toujours fait partie du monde politique mais qui ne sont pas représentés. Les rivières, les forêts, les animaux, la pollution, l'air, enfin, tous les êtres avec lesquels nous vivons, dont nous dépendons pour exister, mas qui sont mal représentés.
Donc la qualité de représantation c'est pas forcément tout le monde qui parle de tout, ce n'est pas forcément une multitude de gens qui s'assemblent pour discuter en permanence de toutes les questions, parce que il y a dans la démocratie, dans la tradition européene en tou cas, l'idée de participation, d'implication, c'est le citoyen rousseauiste transparent, qui s'intéresse à tout, et qui va se passioner un jour pour l'Iraq, le lendemain pour la forêt amazonienne, ensuite pour les questions de pollution, etc. C'est pas possible.
C’est pour ça que je suis beaucoup plus interessé par des gens comme la tradition américaine, non pas celle de monsieur Bush, mais la tradition d'avant, c'est à dire la grande tradition des pragmatistes américains, John Dewey, Walter Lippman et et tous ces gens là, parce qu'ils offrent de la démocratie une vision beaucoup plus réaliste en un certain sens. Ce n'est pas l'implication générale d'un citoyen transparent. mais c'est une procédure d'enquête, et de transformer la notion de démocratie en enquêtes, en tâtonnements à l'aveugle. Donc toutes les métaphores de la démocratie comme vision, connaissance, transparence, lutte contra l'opacité, sont un tout petit peu trompeuses. Et cette autre tradition américaine, qui n'est pas du tout en ce moment à la mode, mais à mon avis me paraît beaucoup plus riche, insiste au contraire sur le caractère aveugle de la politique. C'est une inversion un peu des métaphores si vous voulez,

JP – Ce serait un charactère experimental comme dans la science? Est-ce qu'il y a un rapport?

BL - Oui, parce que les sciences en quelque sorte ont toujours -- d'abbord parce que nous sommes tous une partie d'une expérience scientifique maintenant, donc les sciences sont elles-mêmes répandues partout, et qu'il s'agisse de sujets comme les médicaments, la dangereusité d'un médicament, la forêt amazonienne, la pollution, le réchauffement global, les ONGs, sont déjà parties d'une expérience, en grandeurs plus ou moins vastes, mais nous faisons partie déjà d'une expérience.
Donc nous sommes déjà des collaborateurs, non payés souvent, des activités scientifiques, et en même temps nous n'avons pris de la science que ce qui est la partie la plus datée, qui est la certitude des faits scientifiques, ou inversement l'ignorance. Mais en fait ce qui est intéressant dans la science, et c'est d'ailleurs exactement ce qui intéressait John Dewey, dans la procédure de l'enquête, c'est l'expérience collective. Donc le tâtonnement collectif qui permet de modifier en quelque sorte constamment les réponses et les questions qu'on se pose. Ce qui est bizarre c'est que la politique à toujours été à l'ombre de l'activité scientifique mais qu'on a finalement peu utilisé la recherche, on a utilisé la science, pas du tout pareil.

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John Dewey e Walter Lippman, o Pragmatismo

JP - Et comment ça se passerait dans la politique, votre idée de deux Chambres, une séparation de pouvoirs, un pouvoir de prendre-en-compte, et le pouvoir de mettre-en-ordre. C'est ça?

BL - Oui. Parce que, de toute façon, tout est invention politique, c'est un problème de checks and balances, de procédures pour éviter la tyrannie. Mais le système traditionel, tel que je le décris moi en tant qu'antropologue des sciences -- personne n'est d'accord avec cette façon de faire, n'est-ce pas -- c'est un système qui est impossible à gérer. C’est le système où on a les experts, qui s'occupent donc des sciences, et puis de l'autre côté on a la politique qui est toujours la combinaison, les arrangements, la colère, les passions, la réthorique. Démonstrations et réthorique. On voit bien maintenant que ce n'est pas ça du tout la situation. parce que les démonstrations ne sont pas si claires que ça, et la réthorique a besoin de sujets qui sont eux-mêmes des sujets techniques, dont la forêt amazonienne est un cas parmis beaucoup d'autres. Donc la question c'est: est-ce qu'on peut retrouver une réthorique, donc un sens des preuves? Mais ces preuves n'arrêtent pas la discussion.
Donc tout le problème actuellement de la démocratie c'est celui de retrouver le sens des preuves, mais de preuves qui ne sont pas des preuves qui fassent taire l'adversaire. On l'a très bien vu dans cette très belle dispute sur les armes de destruction massive, avec la question d'arriver à une preuve que monsieur Blix, envoyé par l'ONU, essayait d'obtenir, C'était une preuve fragile, mais discutable, collectivement discutable avec des enquêtes fréquentes, et ça a paru insuportable au vieux type de décision, dont monsieur Rumsfeld et monsieur Bush sont les répresentants. Donc la question c'est de trouver une autre façon de faire la combinaison.
Ma solution, que je propose, c'est que ce n'est pas du tout la division entre experts d'un côté, et politiques de l'autre, mais deux questions qui, elles, doivent être effectivement séparées. Elles sont séparées comme ça (à l'horizontale) et non come ça (verticale): la question du nombre d'êtres à prendre en compte, que ça soit les pauvres des favelas aussi bien que les gens du front pionnier, mais aussi les vers de terre de la forêt amazonienne et aussi les droits des scientifiques étrangers à faire des recherches, et aussi les droits des chercheurs brésiliens à garder les trésors, et aussi celui des indiens, etc. Donc la question du nombre à prendre en compte, qui ne doit pas être interrompue par aucune question de vraisemblance, ou de droit. Çá c'est une tâche d'enquête.
Et puis il y a une autre question qui, elle, doit être bien séparée de la première, qui est: est-ce qu'on peut vivre ensemble? Est-ce qu'il existe un monde où on peut avoir à la fois la forêt amazonienne, les vers de terre, les indiens, le front pionnier, les seringueiros, etc, est-ce que c'est possible?
C'est à dire que la hierarchie des êtres peut être composée, et la politique est l'art de la composition dans tous les sens du terme, la composition d'un monde commun. Si ce monde commun est nié, en disant, “il n'y a pas de monde commun possible”, on est dans la violence au sens classique. S'il est supposé d'avance, en disant, “il existe un monde commun, c'est la nature”, la politique est niée aussi. Puisqu'on organise les gens en disant, “il faut protéger la nature même si les humains doivent disparaître”, ce qui est une position de certains fondamentalistes écologiques profonds, en fait superficiels, mais ils s'appelent profonds.
Donc c'est ça que je propose, c'est à dire une réorientation de ce que c'est que la séparation des pouvoirs entre science et politique. C'est un point de vue inhabituel parce qu'on ne considère pas que la science est un pouvoir, on considère d'habitude qu'elle est justement ce qui est hors de la constitution politique. Mais je l'ai montré pluisieurs fois -- ça je crois que maintenant c'est assez bien compris -- l'idée que nous nous faisons de la science c'est une Chambre, on s'accorde à l'intérieur d'une Chambre qui est encore un peu virtuelle mais dont on comprend maintenant mieux comment elle est faite, où se fait l'accord des scientifiques d'un côté, et puis ensuite on passe à la politique en disant, “maintenant on va essayer de comprendre les applications de la certitude scientifique”. Et je pense que cette séparation des pouvoirs n'a plus de chances.

JP - Alors dans votre schéma, il y a, si je comprends bien, un mouvement de recherche, et d'un autre côté un travail de quoi, de décision?

BL - Eh bien, des fonctions qui sont des fonctions très habituelles, de hierarchisation: qui est-ce qui est le plus grand? Quels sont les êtres les plus grands?

JP - Qui déciderai?

BL - Aucun des problèmes de la politique n'est simplifié par mon argument, c'est simplement que les participants à cette tâche d'hierarchisation sont maintenant des porte-parolles, des représantants qui viennent de beaucoup d'autres sources que dans le système précédant. Donc ils viennent en partie, naturellement, des sciences, mais aussi de l'économie, aussi du droit, mais aussi de la politique au sens classique, parce que les tâches de hierarchisation sont très bien pratiquées par les politiques, et la tâche de décision, que j'appelle la tâche d'institution, c'est à dire de clôture de la controverse. Et ces tâches de clôture sont de nouveau celles, jointes, des scientifiques, des politiques, des économistes, naturellement.
Donc l'idée c'est qu’au lieu d'avoir une séparation entre les experts, qui nous disent ce qu'il faut faire, et les politiques, qui décident, la décision est une chose trop importante pour être laissée aux politiques. La souveraineté s'exerce auilleurs, maintenant, la souveraineté s'exerce quand on définit les faits aussi, une partie de la souveraineté c'est définir les faits, ce que sont les choses, c'est la définition même de la souveraineté. Donc cette tâche là, la tâche de décision, ou d'institution, elle doit être manifestée à la fois par les gens venant des sciences, par les gens venant des politiques et par les économistes, et par les juristes, et par les artistes.

JP - Est-ce que vous décrivez là une utopie ou est-ce que vous décrivez une chose qui arrive déjà?

BL - Ni l'un ni l'autre. Si on prend des sujets, comme la dispute mondiale au tour des organismes génétiquement modifies, on est dans une situation très hibride -- en fait tout ce que je dis est déjà là. On parle par exemple en Europe du principe de précaution qui est un des mots d'ordre qui organise un peu les grandes disputes écologiques en Europe. Le principe de précaution fait déjà ça en quelque sorte.
Mais là où on a du mal c'est que l'on reste à l'idée que la politique ce sont des humains qui sont en train de discuter à partir de faits qui sont, soit bien établis par des scientifiques et donc il n'y a plus qu'intervenir, soit mal établis et donc on attend qu'ils soient bien établis. C'est la position de Bush sur le réchauffement global, par exemple, on attend que les scientifiques soient sûrs, tant qu'ils sont pas sûrs à cent pour cent, l'action politique ne suit pas. Ou inversement ils sont sûrs à cent pour cent, donc la politique suit.
Dans tous les cas l'action politique est soumise à une espèce de verdict préalable qui est au fond un verdict venant des savants. Et bizarrement c'est cette idée là que les ecologists, qui croient à la "nature", réutilisent lorsqu'ils disent, “la nature étant connue par les sciences, donc il faut faire ça, pas toucher à l'Amazonie”, etc. Or, dans les deux cas c'est un modèle ou la politique n'a plus la souveraineté et au fond dans toute cette affaire il s'agit de récuperer la souveraineté pour la politique.
Mais évidemment c'est une souveraineté qui n'a plus la tête habituelle, parce que ce n'est plus le chef qui décide souverainement, c'est une souveraineté négociée, avec des checks and balances, c'est à dire la grande tradition de la démocratie révue par le pragmatisme. Et le pragmatisme lui-même étendu à des objets qui sont surprenants, des objets qu'on n'avait pas l'habitude de voir, qui sont les objets que nous offrent les crises écologiques, des objets échevelés, comme je l'écrit.

JP - Au Brésil comme ailleurs il y a beaucoup de découragement avec la politique, on a repris le processus démocratique il n'y a pas tellement longtemps, il y avait beaucoup d'espoir lors des dernières élections, mais les gens croient que la politique revient toujours au cynisme, à la corruption, business as usual. Quelle serait votre proposition pour renouveller la politique?

BL - (rires) La politique est dans un moment un peu décourageant, mais je pense que c'est aussi parce que c'est très largement à cause de la façon dont la gauche a compris la politique, elle-même d'ailleurs profondément influencée par une définition de la science, Après tout, il n’y a pas tellement longtemps qu’on imaginait encore, sous la rublique du marxisme, que la science économique ou la science de l'histoire allait en quelque sorte dicter de nouveau ses fonctions à la politique. Donc à gauche même, et en particulier à l'extrême gauche, encore la science règne.
Que cela soit à droite ou à gauche, ce que ça soit au Wall Street Journal, ce que j'appelle les marxistes de droite, ou les marxistes de gauche, l'idée d'une science qui règne sur la politique continue. On s'est peu préocuppé, depuis probablement Rousseau, depuis déjà deux bons siècles, de définir ce que la politique peu faire pour elle-même, et donc on lui demande des choses impossibles .
Une grande partie du désespoir ou du cynisme vient à mon avis du fait qu'on demande à la politique de transporter des capacités qu'elle ne peut pas faire, qui sont les unes de l'ordre du droit, les autres d'ordre religieux, les autres de l'ordre de la psychologie, les autres de l'ordre de la science, etc. Et donc un des moyens de redonner confiance dans les médiations de la politique, qui sont des médiations fragiles, c'est d'être pragmatiste dans le sens de la philosophie de Dewey, et de voir autour de quels objets tournent les passions politiques.
C'est ce que j'essaye de faire dans une exposition en ce moment, Rendre les Choses Publiques. Donc d'imaginer que la politique n'est pas ce qui tourne autour de positions morales, ce n'est pas forcément take a stand, avoir une opinion politique, mais tourner son attention vers des objets, ce que les anglais appellent issues, je ne sais pas quel est le mot en portugais.

JP - Questões.

BL - Et donc c'est très frappant de voir qu'on a moralisé beaucoup trop la politique, ou scientificisé la politique, et qu'on s'est peu intéressé à ce qu'elle est capable de faire.

JP - Ce serait la position pragmatique américaine traditionelle?

BL - Au sens fort du mot pragmata, c'est à dire au sens où la pragmatique n'était peut-être pas assez développée chez Dewey, mais certainement dévelopée chez Walter Lippman, dans lequel les pragmata c'est le mot grec, c'est celui des choses controversées. Et ces choses controversies, c'est autour de cela que la politique tourne. Ce que tout le monde sait, en un certain sens. Mais on a transformé un peu la politique en une attitude assez proche du moralisme, qui consiste à exprimer une opinion critique pour être d'accord avec les gens avec qui on est. Le plaisir d'être d'accord à remplacé l'attention aux objets, l'attention aux pragmata.
Une des directions de l'exposition que je prépare, que j'essaye de penser, c'est de revenir aux objets. Au fond la politique à toujours été à propos d'objets, d'objets controversés, objets scientifiques, d'objets qui sont des issues, des questions. Et ces objets, les représenter. Comment est-ce qu'ils sont représentés? Et on s'apperçoit que, bizarrement, ça intéresse assez peu à la philosophie politique, cette question. On s'intéresse beaucoup aux procédures, aux institutions, mais on s'intéresse assez peu à la représentation des sujets ou des objets de dispute.
Je pense qu'il ya un moyen de réintéresser , de repassioner les gens à la politique, mais ce n'est pas les mêmes passions, ce n'est pas les passions révolutionnaires. Se sont des passions, comme le dit très bien Peter Sloterdijk, des passions d'explicitation, ce sont des passions qui n'ont pas le panache qui a beaucoup inspiré la pensée républicaine, en France en particulier, la barricade, le drapeau sanglant, la défaite aussi, mais qui sont des choses beaucoup plus fragiles mais à mon avis beaucoup plus intéressantes.
Tourner la politique du côté des objets, et non pas du côté du stand, de la position qu'on prend. C'est très frappant de voir qu'`a droite la position maintenant, en particulier aux États Unis, quand vous dites, I'm convinced, c'est une position maintenant, mais, convinced by what?, on ne sait pas. Convinced, être convaincu, c'est une position, ou être critique, à gauche, c'est une position maintenant.

JP - Est-ce qu'il y a eu un renversement entre gauche et droite?

BL - Ah oui, c'est la droite qui est révolutionnaire maintenant, c'est la droite qui est radicale, on est en pleine révolution conservatrice. Et c'est très utile pour la gauche de voir que ce n'est pas très réjouissant de voir des révolutionnaires. C'est pas réjouissant du tout. Récemment je lisais dans le New York Times une citation d'un des fanatiques chrétiens qui disait "we want to be divisive in an age of tolerance".
Donc, maintenant qu'on voit ce que c'est, les passions "révolutionnaires" passer du côté du Wall Street Journal, on s'apperçoit qu'on a probablement une réaction d'horreur devant les habitudes de pensée qui étaient liées à ces passions politiques. Ce sont des passions de division, des passions d'intolérance, ce sont des passions de conviction, alors que la grande chose de la politique ce n'est pas d'être convaincu. Elle ment, elle change, parce qu'elle tâtonne et que la conviction ce n'est pas forcément une extraordinaire vertu.
Donc il y a à retrouver une espèce d'étologie des passions politiques, et je pense que l'expérience que nous soubissons tous, de voir la droite prendre le pouvoir un peu partout en volant les passions qui étaient les passions de la gauche, voire de l'extrême gauche, c'est une expérience très utile. Parce qu'on s'aperçoit qu'au fond il faut retrouver ce que les américains, les pragmatistes, appellaient decency, la décence, ou la civilité, qui sont au fond les grandes vertus politiques.

JP - Vous avez cité, dans votre introduction à l'exposition "Rendre les Choses Publiques", ces mots d'un aide de Bush à un journaliste: "Vous êtes basés sur la réalité, alors que nous créons l'Histoire pour que vous l'étudiez après". Comment réagir à cette hubris de "créer l'Histoire"?

BL - C'est une idée entièrement stalinienne. C'est une idée qu'un Trotsky, un Stalin aurait eu, c'est une idée entièrement de gauche qui est passée à droite. Il y a un très joli livre de Gracq sur la révolution totale, c'est l'idée de la révolution totale, c'est à dire l'idée que les humains ne sont pas capables d'avoir une vie politique subtile, et que c'est la révolution totale, donc apocalyptique, radicale -- ce que je dis paraîtra très réactionnaire, mais je pense qu'il faut apprendre à être bien réactionnaire, à la façon de Sloterdijk, s'intéresser non plus à la révolution mais à l'explicitation, le mouvement de l'histoire n'est pas un mouvement révolutionnaire, c'est un mouvement d'explicitation des conditions d'existence collective. Il y a quelque chose de très gênant à ce que la politique, au sens de ce qui reste quand même à gauche, la vision révolutionnaire, moderniste, gêne en quelque sorte, ralenti la compréhension que nous avons de cette nouvelle situation. Dont l'écologie d'ailleurs n'est qu'un exemple.
L'écologie c'est pas la nature, l'écologie c'est l'explicitation des conditions d'existence collective, que ça soit la nature, les rivières, le chômage, peu importe, c'est pas lié à la nature au sens extérieur, c'est lié aux enveloppes, encore un terme de Sloterdijk, aux enveloppes dont on à besoin pour exister. L'une de ces enveloppes probablement c'est aussi la decency, la civilité.

JP - Alors comme réagir ou résister à ce stalinisme de droite?

BL - Pas par le stalinisme de gauche. Il faut se réapproprier -- on est évidemment un peu démuni parce que la gauche à beaucoup donné en quelque sorte -- se réapproprier des vocabulaires pragmatiques. Justement c'est pour ça que ce n'est pas un problème d'opinion, la politique n'est pas un problème d'opinion. C'est un problème d'objets. La politique est "objective", si je peu dire ça, pas objective au sens des objets scientifiques, objective au sens qu'elle tourne autour des issues. Et la question, qui est la question clé de Dewey, est comment ces issues sont représentées. Comment on les re-présente au sens de les présenter à nouveau. Et là c'est un travail pour une exposition, des artistes, des journalistes, des télevisions, à l'intérieur du quel elles sont toujours engagées.

JP - Vous utilisez très souvent le concept de médiation. Qu'est-ce que ça veut dire pour vous et comment les média font partie de ces médiations?

BL - Les média sont des médiateurs parmi d'autres, mas la médiation c'est un terme plus général. Je lutte, avec ce terme, contre l'idée de direction, cést à dire qu'on sait "directement". En politique c'est très clair, la demande de transparence est une demande qui dit, “si on n'avait pas de médiations ça serait beaucoup mieux, si on n'avait pas tous ces comités, tous ces protocols, tous ces trucs là, on aurait directement accès à la représentation”. À quoi, on ne le sait pas. Et donc la médiation c'est toujours, que cela soit en science, en art, en religion, le moyen de lutter contra le fondamentalisme.
Il y a un fondamentalisme religieux, il y a un fondamentalisme scientifique, un fondamentalisme politique et un fondamentalisme artistique qui sont liés au fond au modernisme, aux différentes idées sur le modernisme. Et un des moyens de lutter contre le fondamentalisme c'est de dire que oui, il y a toujours des médiations, c'est toujours indirect, c’est toujours tâtonnant et donc la question clé c'est toujours qu'elle est la procédure d'enquête. C'est remplacer l'imédiat par le médiat ou le direct par l'enquête.

JP - Quand les modernes ont séparé la société de la nature, ils ont mis Dieu de côté. Où est-ce que vous mettez Dieu dans votre vision?

BL - Dieu joue un rôle fondamental, mais pas fondamentaliste. Donc on est revenu sur cette idée dont on s'était débarassé, c'était une histoire du passé. Dieu est en quelque sorte partout maintenant, à nouveau dans la politique, dans la science, aux États Unis en particulier, et de nouveau la lutte contre le fondamentalisme devient la grande question, avec beaucoup de liaisons entre science, politique, art et religion. Et c'est plus simple en religion, parce que la tradition veux qu'on ne puisse pas représenter, personne n'a le droit de prononcer à faux le nom de Dieu ou de parler en son nom sans tout un appareillage de civilité et de mediations, dont les diverses religions sont en désaccord, mais au fond il s'agit toujours de médiations.
Et donc de même qu'on ne peut pas parler au nom de Dieu directement, on ne peut parler au nom de la nature directement, personne ne peut parler au nom de la forêt amazonienne directement, personne ne peut parler au nom du droit directement, etc. Donc le respect des médiations que les modernes ont un peu oublié, à cause même de cette idée qu'on allait s'arracher au contraintes du passé, devient maintenant beaucoup plus clair.
Dans la vision moderne, on allait de l'attachement à l'émancipation. Donc c'était très difficile de respecter les mediations, parce qu’au fond, moins on en avait, plus on était scientifique, plus on était religieux, ou laïque, ça dépend, plus on était politique. Ce qui s'est passé, le grande renversement de la fin du modernisme, c'est qu'on est passé d'une théorie de l'émancipation, y compris l'émancipation de Dieu, à une théorie des attachements, et cette théorie des attachements demande un respect des médiations.
La lutte contre le fondamentalisme devient en quelque sorte tous azimuts, que ce soit en religion, en politique, ou en science. Mon exposition précédente, Iconoclash, était exactement là dessus: art, religion et science. Donc le respect des médiations me paraît un chemin vers la civilité, contre le modernisme. Et contre le post-modernisme.
Je crois que la politique commence. On est dans une situation de crise, mais intéressante. C'est le moment où, en voyant les ennemis se réapproprier les outils, il faut changer. Renouveller les passions politiques. Retrouver d'autres passions politiques que celles qui nous ont occupées depuis Rousseau. Mais il faut aussi accepter que nous n'avons jamais été modernes, ce qui n'est pas forcément universellement accepté. Au moment même, d'ailleurs, où un pays comme le vôtre, ou des pays comme la Chine retrouvent une autre histoire du modernisme.
C'est une responsabilité des européens maintenant, qui est devenu un des grands interêts de l'Europe, une des grandes aventures actuelles, qui est de réinventer un modernisme qui n'est plus le modernisme à l'ancienne, qu'ils ont imposé d'ailleurs au reste du monde. Un paradoxe, mais dont les brésiliens sont bien conscients.

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1 comment:

Eduardo said...

Jorge,
Que brilhante iniciativa. Mesmo tendo descoberto tanto tempo depois. Estudo a obra do Latour e fiquei muito feliz com a entrevista. Você sabe se é possível ter o vídeo do Milênio. Mais uma vez, parabéns, Eduardo Vargas